Mise à jour le : 04/08/04

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Mon grand-père à Versailles en 1880

L'album photo 


OLLIVIER Yves ollivier.yves@numericable.fr

Puisque l'on parle de Versailles , je vous propose un extrait des mémoires de mon grand-père, né en 1859 à Plouaret, lorsqu'il fut nommé en 1880 à Versailles comme commis aux " Indirects" :

Extrait des mémoires de mon grand-père maternel

Guillaume LE COTY[1] (1859-1946) du Vieux Marché (22)

« …… Quand je me reporte à cette époque, je me rends bien compte que je n'étais pas comme les autres enfants. Jusque l'âge de neuf ans, mes excentricités furent telles qu'elles confinaient à la folie. Quand je réussissais à m'échapper, je me livrais à de telles singeries que je devenais la risée de tout le bourg, aussi accourait-on pour me faire rentrer, et quand à sept ans on me mit à l'école, le frère Jean, instituteur, me reconduisit à mes sœurs[2] en leur disant : Malgré mon désir de le garder, je ne le puis : il dissipe tous les autres.

Les sœurs en rendirent compte à la tante LENORMAND qui ne put que les exhorter à la patience et sans doute à la résignation. Je restais leur croix. Le ciel allait-il se laisser toucher. Toujours est-il que vers l'âge de neuf ans un mieux sensible se produisit à l'école et frère Goelbert constata au bout de quelques jours que j'étais mieux doué que beaucoup de ses autres élèves : Mes sœurs ne rougirent plus de moi. A la fin de l'année j'eus deux ou trois prix et l'année suivante je tenais la tête de ma division. Encore un an et le frère dit à mes sœurs qu'elles devraient me pousser, m'envoyer au collège. Je ne sais si elles en parlèrent à mon père; mais cela ne pressait pas puisque je n'avais pas encore fait ma première communion. Je la fis en 1871 et je me rappelle que j'avais le plus beau cierge offert par ma tante « Mon Jacquette »,[3] ma marraine ; il avait été payé cinq francs.

Je continuai d'aller à l'école et, pendant les vacances, on agita la question "Collège". Serait-ce Tréguier ou Lannion. Le premier, petit séminaire avait la préférence de la famille, surtout des tantes RIHOUAY, mais c'était plus cher et l'on n'y prenait pas des demi-pensionnaires, tandis qu'on en prenait à Lannion. On se décida pour ce dernier, bien que laïque. D'ailleurs le prix y était moins élevé, quinze francs par mois, classe et étude comprises. On y couchait aussi, mais il fallait tout fournir : j'étais demi-pensionnaire. Tous les jeudis, je recevais par le commissionnaire ou par LELCHAT lard, beurre et linge pour la semaine. Quant au pain je le prenais par bon chez un boulanger de la ville. J'y entrai le deux novembre 1872. On attela la jument noire (Turc) au gros char à banc qu'on chargea de tout ce qui me serait indispensable et, tous trois, mon père, Marie et moi nous assîmes sur le banc de devant. Mon cœur était gros en quittant Le Vieux Marché où je laissais mon ami FLAMO (Efflam Mahé). Mon autre ami Auguste LANDOUAR était déjà au collège de Tréguier.

Après plusieurs nuits blanches, je finis par me faire à ma nouvelle vie. Je ne fus pas brimé, comme c'était alors l'usage pour les nouveaux. Plusieurs grands me prirent en amitié : on m'appelait la "Petite fille" ; j'étais petit et menu. On me mit dans ce qu'on appelait alors le cours spécial de français, qui conduisait au brevet. Le frère Jean m'avait fait contracter le goût du travail et les menaces de mes sœurs de me placer comme vacher si je leur faisais dépenser de l'argent inutilement n'étaient pas faites pour me le faire perdre. Le bulletin du 1er janvier ne m'attira pas de reproches et, à la fin de l'année, j'avais les prix d'orthographe et d'arithmétique et trois ou quatre accessits, ce qui me valut des vacances relativement douces.

Les quatre années qui suivirent ne firent qu'affirmer mes succès : jamais l'excellence ne m'échappa accompagné de huit ou neuf autres prix. A cette époque, le journal hebdomadaire "Le Lannionais" insérait tous les dimanches le résultat des compositions et il était très rare que je n'y figurasse pas et toujours premier. Pour les parents des élèves je passais pour un phénix et rares étaient les jours de sortie où je n'avais par une invitation à accompagner leurs enfants chez eux. Tout cela laissait mes sœurs bien indifférentes, seul les intéressait la fin des versements de 45 F par trimestre.

Quand j'eus atteint mes quinze ans, on voulut me placer comme commis chez le percepteur ou ailleurs, mais à force de les raisonner, le Principal réussit à me conserver encore près de deux ans, les assurant qu'elles ne le regretteraient pas. De mon côté, je ne désirais pas prolonger les frais et c'est avec un vif plaisir que j 'appris que prochainement il y aurait un concours pour la Régie. Le Principal essaya encore de me retenir me disant que je pouvais faire mieux. Je ne voulu point l'écouter et le 12 juin 1877 je me présentai au concours des Contributions Indirectes et j'y fus reçu. Je rentrai ainsi chez moi, heureux de n'être plus à la charge de mes parents. Mais hélas ! Que de tribulations m'étaient encore réservées.

En me notifiant ma réussite, le Directeur de la Régie de Saint Brieuc me fit savoir que je ne serais nommé surnuméraire qu'à 18 ans révolus. Quelle déception pour moi et plus encore pour mes sœurs, neuf mois d'attente. N'ayant aucun goût pour les travaux de la terre et peut être aussi peu courageux, mes sœurs s'irritaient de mon inaction et me firent prendre la vie en grippe, à tel point que, sans religion, je ne sais ce qu'il en serait advenu. Elles arrivèrent à se persuader que je ne serais jamais placé. Je restais en effet, sans la moindre nouvelle de ma nomination et je pris la résolution d'aller aux nouvelles à la sous-direction de Guingamp dont dépendait ma commune. Je m'en ouvris à mes sœurs. Elles voulurent bien que j'aille à Guingamp mais me refusèrent les moyens de prendre le train. Mais la distance (36 km) ne m'effraya pas et le lendemain à 4 heures je partis à pied pour rentrer le soir à 10 heures, heureux et content quand même parce qu’on m'assura que je serais nommé très prochainement dans le département. Et, de fait, je fus nommé à Dinan, avec installation le 11 juin. Le bruit s'en répandit vite au bourg où l'on commençait à me montrer du doigt. Mais la résidence qui m'était assignée amena la visite de la vieille amie de ma mère (dont j'ai parlé au début, et s'adressant à ma sœur Marie elle lui dit, l'air attristé : "Ta mère ne s'était pas trompée sur le compte du pauvre Laume" (diminutif de Guillaume). Devinant sa pensée, ma sœur lui dit : « Il n'est pas fou ; il y va comme fonctionnaire ». (Apprenez, si vous l'ignorez, que Dinan est le Lesvellec des Côtes-du-Nord).

Je vous disais plus haut que mes tribulations n'étaient pas finies : elles ne faisaient que s'aggraver. Après les dépenses du collège, il va falloir supporter celles du surnumérariat qui durerait au moins 18 mois. Les voilà affolées les pauvres sœurs ! Elles se renseignèrent sur le moyen de s'en tirer au meilleur compte. Ce fut le recteur (M. LE COZ, un brave homme) qui les tira d'embarras. Il écrivit au pensionnat des frères de Dinan et obtint qu'on m'y prît comme pensionnaire. Je n'eus pas à le regretter. J'y fus logé, nourri et blanchi pour la somme de cinquante francs par mois. On me donna une jolie chambre où il ne manqua rien, ainsi que le constata de visu la tante LENORMAND qui venait voir son fils Camille à l'hôpital, où il passa plus d'un mois. Il faisait son volontariat à Dinan. Je mangeais à la table des professeurs et en bonne place. J'étais donc heureux, trop heureux et cela ne pouvait durer.

Après le troisième mois, je reçus une lettre (contenant mandat de 50 F) dans laquelle on me disait qu'on ne pouvait continuer de m'envoyer pareille somme et qu'il fallait obtenir une diminution ou chercher ailleurs.

Le surnuméraire du service actif

Me voilà malade ; il fallait, sans tarder, prendre une décision car on était à la fin du mois, Après une nuit d'insomnie, je pris mon courage à deux mains ; je suivis le frère Directeur au jardin où il se promenait toujours seul, après déjeuner. Il s'aperçut de mon embarras, le brave et Saint Homme et me tendit la main. Qu'avez-vous, me dit-il ? Je ne pus que lui tendre la lettre de ma sœur et comme il me regarda sans rien dire, l'idée me vint de lui demander de prendre mes repas avec les élèves. Je savais qu'ils ne payaient que 30 F par mois. Il fit quelques pas et la main sur mon épaule,"Non, me dit-il, vous ne seriez pas à votre place à côté de gamins de 8 à 14 ans, rien ne sera changé, vous paierez ce que vous pourrez ». Bien que trop jeune et sans expérience, j'en fus ému et je crois que j'y allai de ma larme en le remerciant. Pendant quatre mois je jouis de ce traitement de faveur, sans que jamais il n'en fut fait la moindre allusion.

Grand et pénible fut le jour où j'appris que j'étais appelé à continuer mon stage à Saint Brieuc. Ah ! Je ne me faisais pas d'illusion, je savais que j'allais tomber de Charybde en Scylla. Arrivé en ma nouvelle résidence je me mis d'abord à la recherche d'une chambre. Je la trouvai rue des Chèvres, 12, au prix de 12 F par mois. En prenant cette chambre, j'avais pensé pouvoir y prendre mes repas, mais il m'eut fallu avoir quelques ustensiles, dont un petit réchaud à pétrole et une cafetière et aussi bol, assiette, cuillère et fourchette. Or je me sentais incapable de me procurer tout cela ; je n'ai jamais su faire le moindre achat, même plus tard je chargeai mes propriétaires ou la concierge (quand il y en avait) de ce soin, non par timidité mais par inaptitude totale. Je dus donc, après avoir vécu pendant une quinzaine de jours de pain et de saucisson, me mettre en quête d'un petit restaurant où je serais logé. Je finis par découvrir une petite pension au prix de quarante francs par mois, nourri et couché. Je donnai aussitôt congé de ma chambre, mais il me fallut payer le mois entier.

Je devins alors le commensal de 5 jeunes gens dont le plus âgé avait mon âge C'étaient des apprentis ou des commis de magasin, aussi peu argentés que moi. Nous couchions tous dans une grande chambre à 3 lits, mais comme ils étaient amis ou parents, j'avais un lit pour moi seul. Ils étaient d'ailleurs bien élevés et le dimanche je les fréquentais volontiers. Nous fuyions les cafés - et pour cause - mais nous nous retrouvions en revanche sur le Champ de Mars pour jouer à la galoche ou au bouchon. Mais je fus obligé de renoncer à ce plaisir innocent, depuis qu'un jour mon Directeur m'y ayant surpris me tapa sur l'épaule en me disant "Monsieur LE COTY votre place n'est pas là". Ah ! J’aurais voulu être, à ce moment, à cinq pieds sous terre. Heureusement que je n'avais plus longtemps à rester à Saint Brieuc. Qu'eut-il dit s'il avait deviné que mes camarades étaient mes commensaux et dans quelle boîte je prenais pension. Jamais, d'ailleurs, les employés de mon administration ne m'avaient vu entrer dans mon restaurant, je m'en cachais si bien.
Un mois après cette alerte, l'ordre arriva de Paris de répartir les surnuméraires dans les arrondissements et le Directeur me fit demander si je voulais aller à Lannion. J'aurais préféré retourner à Dinan, mais je n'osai pas le demander, craignant de déplaire à mon Directeur qui me savait d'auprès de Lannion. Je partis donc pour ma nouvelle destination, non sans tristesse, en pensant que d'anciens condisciples verraient ma détresse. Je pris pension chez LE YOMANC qui faisait alors le courrier de Plouaret à Lannion, au prix de cinquante francs par mois, mais j'y étais logé aussi. J'évitai de rencontrer les LENORMAND, mais au bout d'un mois je ne pus refuser au chef de poste d'aller à leur magasin faire l'inventaire du vinaigre. En me voyant, la tante m'embrassa et m'invita à dîner le dimanche suivant. Elle constata ainsi que mon veston reluisait et avant de partir elle me fit essayer un de Désiré et le lendemain, après l'avoir apprêté à ma taille, je le trouvai à ma pension. A quelque temps de là, elle me fit encore demander pour déjeuner et comme elle remarqua que je toussais, elle me dit qu'elle allait me préparer du goudron, me faisant promettre de prendre un bol tous les soirs. Le lendemain, je trouvai dans ma chambre un pot en grès rempli du remède promis. J'étais bien avec le chef de poste, M. BROCHEN, qui m'aurait volontiers fréquenté si j'avais été mieux mis. C'était un élégant vieux garçon.

Enfin, un mois après mon arrivée à Lannion, je reçus une bonne nouvelle l'Administration m'allouait une mensualité de cinquante francs. Ce n'était pas la fortune, mais c'était presque l’aisance, pour peu qu'on continua à m'envoyer la même somme de chez moi. Mais trop heureux et fier je ne pus garder le silence et ainsi on me rogna la moitié et ne reçus que 25 F. J'attendis ainsi ma nomination de commis, mais dans l'intervalle je fis un intérim de deux mois à Saint Nicolas du Pélem, qui me rapporta deux francs par jour. J'ai conservé un excellent souvenir de ce pays

 Enfin, la nomination tant désirée arriva. J'étais nommé à VERSAILLES aux appointements de 1 400 F. Installation le 11 juin 1880 après 23 mois de surnumérariat. La joie passée, il me fallut songer à m'équiper. Il n'y avait pas que les frais du voyage. Je ne pouvais décemment m'en aller avec les effets que je portais. Je m'étais renseigné et j 'appris que pour la visite d'arrivée au Directeur il fallait être en redingote et haut de forme. Jusque là je m'étais appliqué à résoudre les difficultés de tous genres qui n'avaient cessé de m'accabler pour ainsi dire à chaque pas. Mais celles-ci surpassaient toutes les autres. Ce n'était pourtant pas à la veille de mettre le pied dans l'étrier que j'allais me laisser abattre. Il me fallait quelques centaines de francs ; comment me les procurer ? Certes, la tante LENORMAND s'était beaucoup intéressée à moi et, moins réfléchi, je me serais adressé à elle. Je ne le fis pas, car je craignais un refus. Elle m'aurait dit et, d'ailleurs avec raison tes parents peuvent très bien t'avancer ce qu'il te faut. Je n'eus pas ce courage. 

Avant de quitter LANNION pour aller chez moi, la dizaine de jours qui précéda mon départ pour VERSAILLES, je dus faire visite à l'oncle Désiré EVEN, qui me retint à déjeuner. Il me félicita de mon avancement et de fil en aiguille je fus amené à l'entretenir de mon besoin d'argent et j'eus la surprise agréable de m'en aller avec un billet de 500 F. Séance tenante, il me fit rédiger une reconnaissance comme quoi je m'engageai à le rembourser avec les intérêts à 5 % dans le délai d'un an. Grand fut mon contentement de m'en aller chez moi.

Dès le lendemain j'allai chez la tante Joséphine, qui était marchande de drap, pour lui commander un costume à crédit et sans plus tarder elle mesura de quoi faire un complet-veston que le tailleur du VIEUX MARCHE me livra 3 jours après.

Et le lendemain, elle eut la bonté de m'accompagner chez BOULOGNE, le grand tailleur de LANNION, pour commander un costume redingote que je payai 75 Frs et qui me fut livré la veille de mon départ. J'avais ainsi l'essentiel et avec l'argent qui me restait de mes cinq cents francs, je pus me procurer tous les accessoires. D'ailleurs, mes sœurs me donnèrent, chemises, bas, tricot et flanelle.

Restait la malle. Mon oncle Grégoire (frère de mon père), grand bricoleur ayant quelques outils, se chargea de la faire à la demande de mes sœurs.

Ah ! Cette malle ! Elle me valut bien des sourires ironiques au cours de mes déplacements : elle ressemblait à un coffre à avoine, comme on en voit dans les écuries d'hôtel. Elle était en chêne et bardée de fer comme une porte de prison, et rarement le contenu fut aussi lourd que le contenant. Avec ce qu'elle m'a fait payer en excédent de bagage, j'aurais pu me payer une malle élégante. Depuis mon mariage, elle sert à ramasser le linge sale.

Enfin, le 10 juin 1880, je pris le train à Plouaret à 9 heures et demie pour débarquer à la Gare des Chantiers à Versailles à 4 heures du matin. Il me restait encore dans les 250 F de mes 500. Vu l'heure matinale, je descends dans un petit hôtel en face de la gare et, très fatigué (je n'avais pas fermé l’œil), je pris une chambre et me reposai jusque 9 heures. Et, après avoir pris un café
au lait et du pain, je me rendis au bureau. ........"

Sommaire


Le Contrôleur mit à ma disposition un des commis (M. PILOUL) pour me piloter et m'aider à trouver une chambre. Nous en arrêtâmes une, rue Ménard[4], numéro 2, au prix de 16 Francs par mois ; il ne restait plus qu'à y faire venir ma malle. Mon collègue m'accompagna à la gare et là je me disposai à prendre une voiture ou un commissionnaire, à la volonté de mon camarade. Ce dernier me demanda mon bulletin pour voir le poids :Elle pesait 35 Kg et, remarquant qu'elle avait deux anses, il me dit : nous pourrions bien la transporter, ce n'est pas loin. Je lui fus reconnaissant de ce geste et nous restâmes amis. Il m'emmena déjeuner
dans son restaurant et toute la journée il resta avec moi.

La tante JOSÉPHINE m'avait annoncé comme pensionnaire éventuel à un de ses clients, M. LEROUX, qui tenait boutique rue de Montreuil[5], quartier breton il y vendait des produits bretons : oeufs, beurre, lard et légumes. Dans la soirée, dès que je fus libre, je me rendis rue de Montreuil. Venant de la part de la tante JOSÉPHINE, j'y fus fort bien reçu : je dus dîner avec eux et l'on convint
du prix de la pension : ils me prendraient 2 Francs par jour. C'étaient de bien braves gens, mais la boutique marchait mal et la propreté laissait beaucoup àdésirer. Néanmoins, j'y restai un mois, le temps de m'orienter.

Le hasard m'avait bien servi pour ma chambre. Au rez-de-chaussée logeait une vieille dame (la mère LEONORE), femme de confiance de la propriétaire. Elle faisait un peu la concierge. Au bout de quinze jours elle me prit en affection, mais elle n'osait pas m'appeler par mon nom ; dans ce pays COTTY veut dire foutu et c'est de dernier mot qui lui venait toujours à la mémoire et elle craignait de me froisser. Quand on se connut davantage, elle m'avoua qu'elle me trouvait un air maladif et c'est pourquoi le mot foutu lui venait toujours sur la langue.

Nous en rîmes longtemps.

Je sentais que je pouvais lui demander tous les petits services et l'idée me vint de quitter ma pension de la rue de Montreuil, distante de ma chambre d'un kilomètre[6], et au lieu de chercher un autre restaurant, je songeai à manger chez moi, persuadé qu'ainsi je ferais davantage d'économies. Je demandai donc à ma bonne femme de m'acheter ce qu'il fallait pour préparer mes repas et une petite cafetière. En possession de tous ces ustensiles, je n'allais jamais dans aucun restaurant. Et comme la mère LEONORE allait faire son marché à peu près tous les jours, elle m'achetait mon beurre, quelquefois de la charcuterie et aussi parfois une petite côtelette de mouton qu'on trouvait à la porte des boucheries au prix de 0 F 20 ; grillée sur un réchaud à l'esprit de bois, c'était délicieux. Mais je vivais surtout de pain, beurre et café. Et grâce à ce régime, j'ai pu me libérer envers l'oncle Désiré EVEN en lui envoyant ses cinq cents francs avec les intérêts avant la fin de l'année.

L'avantage d'habiter les grandes villes, c'est qu'on peut y vivre à sa guise. En dehors de la mère LEONORE, personne ne se doutait des privations que je m'imposais. Mes économies eussent encore été plus fortes si je n'avais eu à cœur de m'habiller convenablement.

Quand le dimanche on se promène en redingote et en haut de forme comme c'était alors l'usage, on ne pouvait en semaine avoir une tenue trop négligée ; on est jugé plutôt par ce que l'on porte que parce que l'on mange. En général, tous mes collègues étaient fort bien mis et distingués et c'était ma fierté d'être recherché par certains d'entre eux dont l'amitié devait m'être précieuse au cours de ma carrière. N'ai-je pas dû à Sébastien et Massiot, Brest la recette la plus convoitée de France à l'époque et d'autres avantages.

L'année 1880 s'était bien passée pour moi et je me demandais ce que serait la suivante. J'y voyais un point noir : le service militaire. J'avais tiré un mauvais numéro et conséquemment j'aurais dû partir au régiment. Un hasard heureux me permit d'y échapper au moins en 1881.

Par la mère LEONORE, je fis la connaissance d'un sergent du recrutement, de celui-là même qui était chargé de la toise (mesurage des conscrits). Avez-vous la taille me demanda-t-il un jour ? Je n'en sais rien, lui dis-je. Allons au bureau et nous le saurons, me dit-il. Y étant, je passe sous la toise. Je faisais 1 m 55, 01c de trop. Rien à faire pensais-je.

Je continuais à le voir et, un jour, j'eus l'idée de lui offrir un Pernod. Il aimait boire. En sortant il me dit : tenez-vous à être soldat ?

- Si je pouvais ne pas l'être cette année, j'en serais bien aise. - Nous verrons cela, nous en recauserons.

Quinze jours après, alors que je n'y pensais plus, il vint me chercher pour aller à son bureau où il me dit : "Déshabillez-vous, mettez-vous sous la toise - toujours 1 m 55 - tenez-vous très droit et maintenant laissez-vous affaisser sur les reins mais de façon à ce que la peau du ventre reste toujours sans plis - ça y est - Il laisse tomber la planchette qui s 'arrête à 1 m 53 1/2. - Ce ne sera pas plus difficile que cela, fait-il. Mais il faudra revenir la veille du conseil pour une nouvelle expérience.

- Je n'y manquais pas et, le lendemain, je fus ajourné.

A mes remerciements se joignirent ceux de la mère LEONORE qui me croyait toujours malade (foutu). Au fond, je n'étais pas fier de moi. Ma conscience m'égratigna un peu et je me promis bien de ne pas récidiver l'année suivante.

Enfin, j'avais un an devant moi, que je résolus de bien employer. Je ne changeai rien à mon régime et, grâce à un intérim de 3 mois que je fis à Jouy-en-Josas (à 5 Kilomètres) d'où je rentrais tous les jours pour ne pas y louer de chambre, l'année fut ainsi féconde en résultats. Je pus payer la tante Joséphine, donner 40 Francs à chacun de mes deux frères à l'occasion de leur mariage, offrir une montre en argent à mes sœurs, Marie et Angèle, et mettre 300 Francs sur un livret d'Epargne pour n'avoir rien à demander aux parents durant mon service militaire.

En novembre, je partis à Rennes et, après 3 mois de classe, je me trouvai au Paradis. Mon Capitaine voulut me donner les galons de Sergent (j'étais Caporal) pour me permettre de concourir pour Vincennes. Je me serais laissé tenter si je n'avais eu déjà ma position faite.

Le 17 août 1884, je fus libéré, et le 16 septembre suivant je partis pour Fontainebleau comme commis de première classe, après avoir eu recours, encore, à la bonne tante Joséphine pour me requinquer. …… »

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Notes

[1]LE COTY, seule famille portant ce patronyme unique, disparu avec le décès de sa fille. Ses frères et sœurs avaient comme patronyme COTTY ou COTY. Origine vraisemblable : Cozty, vieille maison en breton.

[2]Il avait 6 ans lorsqu’il perdit sa mère.

[3]Marie Yvonne Jacquette RIHOUAY, la mère du docteur EVEN, député. Le père de ce dernier, Pierre Marie EVEN, greffier de la Justice de Paix de Plouaret, causa, au début du XIXème siècle, de nombreux soucis aux autorités civiles et religieuses pour des problèmes de préséances sur le banc d’œuvre de l’église, survivance des coutumes de l’Ancien Régime.

[4]Il ne s'agit pas de la rue Menard mais Menars petite rue qui se situe juste derrière l'Hôtel de ville et la gare rive gauche de Versailles cette petite rue parallèle à la rue de Limoges (habitée autrefois par les hommes et les femmes immigrés de Limoges) entre les impasses des gendarmes, donne sur la grande rue des Etats Généraux ainsi nommée car c'est dans cette grande artère, dans "l'hôtel des menus Plaisirs" que se sont réunis les députés  de l'assemblée générale lors des Etats Généraux en 1789. 

 [5]Le quartier de Montreuil était autrefois un village à la périphérie de Versailles où logeaient ouvriers et artisans venus travailler à la construction du château sous Louis XIV. 

 [6]Pour quitter la rue Menard et se rendre rue de Montreuil il devait remonter la rue des Etats Généraux jusqu'a la rue de l'assemblée générale sur sa gauche - cette rue est descendante à l'aller - puis parcourir une grande partie de la grande avenue de Paris très agréable aux larges plates-bandes et boisée, avec à son extrémité ses octrois, puis la traverser, remonter la pente sur toute la rue Champ Lagarde, tourner sur la rue des Condamines en enfilade avant d'arriver, un kilomètre plus loin,  rue de Montreuil.

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